Le regard lucide d'un artiste accompli
Avant de retourner au studio et se mettre à travailler sur le nouvel album de Gnawa
Diffusion (la reformation du groupe), Amazigh Kateb a agréablement surpris plus d'un, le mois dernier en sillonnant - grâce aux divers CCF - tout le pays (Béjaïa et Tizi Ouzou, Alger, Oran,
Tlemcen, Constantine et Annaba) et jouant dans la pièce de Kheiredine Lardjam, Le poète comme boxeur. Aux côtés de son complice, le comédien Samir Al Hakim, Amazigh a su porter bien haut le verbe
et le message de son père Yacine, lequel n'a pas pris une ride, et ce, plus de 25 ans après son décès. Il nous parle ici de cette émouvante pièce et nous livre aussi sans concession ce qui
l'anime aujourd'hui dans cette Algérie qui construit son demain.. Amazigh Kateb, un artiste en éternelle colère.
L'Expression: Quelle appréciation faites-vous de la tournée que vous venez d'effectuer et de l'accueil du public?
Amazigh Kateb: La pièce
a été bien reçue, je trouve qu'il y a eu du vrai, une réelle qualité d'écoute. Ça participe, c'est bien. Finalement, même s'il y a parfois un propos assez radical, tranché, les gens comprennent
car c'est une vision de quelqu'un qui n'est plus vivant aujourd'hui. Ce qui se dit sur scène ce sont des choses que Yacine a dites il y a des années. Quand il parle de l'intégrisme et de la
barbarie, d'une société qui régresse et qui finit par produire des monstres, il pense aux années 1990, des années qu'il n'a jamais vécues. Cela veut dire que c'était quelque chose de prévisible,
voire latent dans les appareils du système. Dans le premier FLN, bien avant l'Indépendance, la question du berbérisme, de l'arabisme... tout ça s'est posé. A la base, on a écrasé le tamazight. Le
choix a été fait bien avant l'Indépendance. Il y a énormément de choses qui sont importantes pour nous aujourd'hui parce que l'on nous a égarés sur le plan identitaire. A chaque fois qu'on parle
de l'identité en Algérie c'est pour se tirer dessus et parler de berbérisme, de faux problèmes, en fait. On nous a tellement donné d'os à ronger, qu'on n'a presque plus de dents. Il y a une vraie
identité universelle à construire et une véritable pensée à remettre au goût du jour. Il faut absolument lutter contre la médiocratie et la régression qu'on nous impose...
Régression des mentalités aussi, puisque aujourd'hui, un converti au christianisme chez nous est passible d'emprisonnement.
Aujourd'hui
on utilise les religions de la même manière qu'au Moyen Age. C'est une religion contre une autre. On arrive à créer des chapelles, à tromper les gens. Effectivement, quand les gens sont
terrorisés par l'islamisme et bien ils peuvent aller vers l'évangélisme et l'évangélisme c'est loin d'être quelque chose d'angélique. C'est une église très violente, ultra-sioniste qui est pour
la destruction des Palestiniens, pour qu'Israël écrase tout. C'est un véritable danger. Les évangélistes sont en train de se propager de plus en plus à travers l'Afrique à différents degrés et
niveaux. Je sais qu'en Afrique de l'Ouest, en Afrique subsaharienne, ils sont très forts. Au Nigeria par exemple, ce sont des milliers qui se rassemblent qui tombent en transes. Pourquoi? Parce
qu'il y a un vide culturel, idéologique, scientifique même, scolaire, éducationnel.
A chaque fois qu'il y a une crise quelque part, politique notamment, les gens se réfugient dans la religion. On le voit un peu en Egypte et en
Tunisie maintenant.
C'est différent. En tout cas, on voit bien qu'en Tunisie et en Egypte on fait payer la révolution aux gens. On laisse un espace de climat d'insécurité se propager,
on laisser monter les islamismes car on sait très bien que c'est le truc qui va servir ensuite aux Occidentaux pour revenir et refaire le ménage. C'est ça la réalité, un éternel recommencent. Il
n'y a pas un truc aussi parlant et flagrant que la France qui aide à tuer El Gueddafi et à instaurer la chari'â en Libye. La France est quand même raciste envers la Turquie. Il y a un véritable
vent d'islamophobie qui existe en France. Souvent en France, j'entends des propos sur les musulmans, qui ne sont pas justes. Car il y a une différence entre un musulman, un fondamentaliste ou un
fanatique, il ne faut pas tout mélanger. Le problème avec l'islamiste c'est qu'il parle à notre place. C'est lui qui est au-devant de la scène politique. C'est lui qui prend la parole
politiquement, pour les musulmans. Il parle au nom de gens qu'il ne représente pas. Toutes ces chapelles sont dangereuses car elles parlent et pensent à la place des gens. Ça suffit!
Tu as toujours dit que le nom de ton père était presque un fardeau. Aujourd'hui tu as, non seulement porté haut et fort le nom de ton père mais
surtout sa parole. Un double effort. Est-ce facile de t'approprier ses mots, d'endosser son personnage?
Aujourd'hui ce n'est plus la même chose mais je ne l'aurais pas fait tout seul;
c'est vraiment parce que Kheiredine avait envie de monter ce projet. Il m'en a parlé quand on a travaillé sur un autre projet qui s'appelle les Borgnes. C'est une pièce de théâtre - de Mustapha
Benfodil qui était là ce soir - à laquelle je devais participer, mais finalement comme j'ai un gros planning, je ne pourrais pas. J'ai un album en route, j'ai travaillé sur un «Poète comme
boxeur» parce que c'est moins volumineux. C'était une véritable volonté de ma part d'anéantir cette image lisse qu'on montre de Kateb Yacine. Finalement, tous les artistes algériens rentrent dans
une espèce de musée Grévin virtuel, s'il y en avait un, moi je ne demanderais pas mieux, mais c'est juste qu'on transforme les gens en icônes et on tue l'oeuvre. On la rend lisse et c'est
vraiment cela qui m'a intéressé avec Kheiredine. La première fois qu'il m'a parlé du projet, il m'a dit en avoir marre qu'on parle de Kateb Yacine comme si c'était un wali ou un marabout ou je ne
sais quoi, c'est un être humain, qui avait une parole, il faut qu'on l'entende. Il faut qu'on arrête de parler de l'image et de la statue. C'est exactement ça, il a raison. Y en a marre de
l'iconographie.
De plus, tu as interprété sur scène énormément de morceaux, adaptés des textes de ton père...
Oui ce sont tous des poèmes de Yacine que
j'ai choisi de mettre en musique et d'autres de déclamer.
Bonjour ma vie qu'on connaît, c'était juste pour ouvrir la pièce. Mais bien sûr, tous ces morceaux créés pour cette pièce, vous allez les retrouver soit sur DVD si jamais on en fait un, sinon je
pense que j'aurais envie de les reprendre autrement avec plus d'instrument, et de la percussion (kerkab). Là, je suis seul sur scène. C'est particulier de jouer des chansons comme ça, toutes
nues. Cela ne me dérange pas. C'est plus de la proximité. C'est ça qui est bien avec le théâtre, contrairement aux concerts, il y a une bonne écoute.
On ne peut éluder la question de la réformation du groupe Gnawa Diffusion et parler donc du nouvel album. On ajoutera ceci dit, une question
importante: que réponds-tu d'abord aux gens qui disent qu'Amazigh a cessé de se renouveler?
Je dirais à ces gens-là, c'est à eux de renouveler leur discothèque. C'est comme si moi je
te disais: «J'en ai marre de ta face et si tu changeais de gueule»? Tu ne va pas changer de gueule comme moi je ne vais pas changer de cerveau. Celui qui me déteste, n'a pas à venir me voir. Et
celui qui déteste ma musique, qu'il ne l'écoute pas, pourquoi se torturer? Les CD, il y en a à la pelle, le piratage est roi. Moi je ne vais pas me renouveler. Pourquoi devrais-je me renouveler?
J'ai encore beaucoup de choses à dire sur le mode sur lequel je m'exprime, à savoir le gumbri, le tagnawite, le reggae, les musiques que j'aborde. Je suis loin d'avoir épuisé le chemin sur lequel
je me suis engagé, j'ai encore beaucoup de choses à apprendre, à découvrir. Alors, il y en a, quand ils entendent deux morceaux gnawi, ça y est! ils connaissent la culture gnawa et ceux qui
écoutent deux morceaux chaâbi ils disent qu'il connaissent le chaâbi. Qu'est ce que tu connais? Quand j'entends des conneries pareilles, franchement, je n'ai rien à leur dire!
Le thème du Printemps arabe est un peu à la mode actuellement disons-le, sera-t-il abordé sur ton prochain album?
D'abord, je suis allergique à l'expression «Printemps arabe». J'aime le printemps mais je n'ai pas envie qu'il soit spécialement arabe d'autant plus qu'au même moment, il y avait énormément de
choses qui se passaient en Afrique noire que les médias fabriquent. De la même manière que les puissances fabriquent les révolutions. Il ne faut pas se leurrer. On n'est pas chez les
«bisounours». On sait très bien que les Français sont partis en Libye pour le pétrole et pas pour la démocratie, que ce sont les Américains qui ont dit à Ben Ali et Moubarak de bouger. Quand El
Gueddafi s'est fait lyncher il y avait 50 soldats de l'Otan à terre qui étaient devant cette scène, qui voyaient très bien ce qui se passait, tout cela on le sait. La vraie tâche c'est de
partager une colère mais pas de se rentrer dedans, tous comme on est. On pourrait partir dans des colères ethniques ou communautaristes mais je pense qu'il y a une véritable colère à construire.
Elle doit sortir comme un coup de poing de boxeur justement. Faut que ça aille droit au but.
Un mot justement sur le nom de cette pièce...
Léo Ferré disait: «A l'école de la poésie on n'apprend pas, on se bat.» C'est super
important de comprendre ça. Les gens croient que la poésie c'est un truc de libellule et de papillon, ce n'est pas ça. La plupart des poètes ce sont des gens écorchés. Qui sont en souffrance, ont
souvent des choses à dire et sont en avance sur le monde. La poésie, la vraie, n'est jamais dissociée, ni de la révolution, ni de la rue, ni de la misère. La poésie de salon c'est autre chose. Je
ne mets pas sur le même pied des poèmes écrits en prison et des poèmes écrits en château.
Il y a quelques mois à Alger, tu affirmais que la révolution devait être culturelle à la base.
Oui car on a tué la culture dans ce pays.
Comme tu l'as dit toi-même, la religion remplace tout, la culture, l'amour, le sexe. Tout! Là où il n'y en a pas, il y a la religion. Forcément, il faut recréer le tissu social. Le lien social
c'est pouvoir aller voir une pièce de théâtre, garçons et filles, se mélanger. Sortir avec son mari ou son copain, un père de famille avec ses filles... Quand on se mélange dans un esprit de
mixité de découverte, de pratique culturelle et de nourriture cérébrale, on peut créer un tissu social. C'est être avec les gens, tu apprends à supporter les gens, à vivre avec eux. Un Algérien
en exil dès qu'il entend le son du mandole cela le ramène à l'Algérie, car c'est sa culture, c'est un véritable marqueur identitaire. Un vrai repère. Or, aujourd'hui si on les laisse faire, même
ce repère, il va disparaître. Il n'y aura plus qu'Allah Akbar. Cela n'est pas pour moi un repère identitaire, je suis désolé. Je n'ai rien contre personne, mais il faut remettre les choses à leur
place. C'est ce que dit cette pièce. Celui qui veut prier, il est libre de le faire.
Ton père disait qu'il faut aussi se battre par le magnétoscope, le magnétophone, les armes de la technologie, la caméra...
Tout ça c'est
une arme. Le gumbri, le stylo, les armes de l'expression et les armes de la culture, ce sont des armes de masse. Quand tu fais un travail culturel, tu t'adresses à la masse. Celle-ci adhère ou
pas, mais n'empêche, tu crées une culture. Gnawa Diffusion c'est devenu une culture collective. Je ne parle pas de milliers de gens mais de quelques personnes qui écoutent une musique et s'y
reconnaissent. Il y a un véritable langage donc dans la culture, ce n'est pas juste aller draguer, se trémousser, c'est beaucoup plus que ça. Le problème aujourd'hui, on est dans une politique
non culturelle qui laisse la religion envahir tous les domaines de la vie sociale, sans ménagement et sans aucune retenue. Au nom de la religion on peut venir te reprocher tes lunettes, ta jupe,
elle te pousse à devenir moche juste pour qu'on t'emmerde pas. C'est dommage. On est un peuple qui est capable d'entendre beaucoup de choses, d'être tolérant et de reconstruire une culture
d'ouverture, il faut ça. Il faut la liberté. Laissez-nous juste faire notre travail d'artiste. Je ne demande rien ni au régime ni au ministère de la Culture. Ce que je voudrais est qu'on nous
laisse juste travailler. On n'est ni des trafiquants d'armes ni des criminels. Laissez-nous recréer un tissu social et culturel digne de ce nom.
Source L’Expression O.Hind
Le Pèlerin