La Transition permanente
L’heure est grave. Un mandat d’arrêt international est lancé contre un ancien ministre de la République, et non des moindres. Il s’agit de M. Chakib Khelil qui durant 10 ans, soit pendant deux
mandats présidentiels, il était en charge du ministère de l’Energie et des Mines. Il avait la responsabilité d’un secteur générant 97% des devises du pays. La télévision algérienne ouvre son
journal télévisé de 20 heures par la conférence de presse du procureur d’Alger qui annonce l’émission de neuf mandats d’arrêt internationaux. Du jamais vu ! Les médias lourds s’y mettent à leur
tour. Rappeler que Chakib Khelil a failli devenir Premier ministre, situe fort bien le tsunami politique qui touche l’Algérie. On ne parle plus d’indélicatesses de certains responsables, souvent
subalternes mais d’une corruption organisée voire systémique. Le président de la République se doit de réagir. Il convoque son Premier ministre, une caméra immortalise cette prise en main
énergique. Il met sa tenue de combat, une robe de chambre élégante, sombre aux revers satinés. C’est dans une tenue identique qu’il avait déjà reçu le même Premier ministre et le Chef
d’état-major aux Invalides pour donner des directives. Pour les grandes occasions, Bouteflika met une belle robe de chambre comme d’autres portent leur plus beau smoking pour écouter l’opéra de
Wagner, le crépuscule des dieux, en trois actes. Le troisième acte du règne présidentiel semble être aussi ténébreux.
Les mandats se suivent mais ne se ressemblent pas. Désigné président en 1999, Bouteflika présente un projet phare : la réconciliation nationale, axe central de la transition post-décennie noire.
En 2004, le second mandat déclenche la démission du feu général Mohamed Lamari. Ainsi le président réélu récupère tous les pouvoirs alors délégués au commandement militaire. Bouteflika assoit et
élargit son autorité. La transition du pouvoir se poursuit mais en sa faveur. Seulement, il connaît lors de l’acte deux de son règne un premier séjour médical au Val-de-Grâce. Afin de maintenir
son pouvoir indéfiniment transitoire bien que légèrement perturbée par un problème de santé, le premier magistrat concentre son énergie pour modifier la Constitution afin de délimiter le nombre
de mandats présidentiels. L’alternance n’est plus à l’ordre du jour car la transition s’éternise. Acte trois, sur le papier, Bouteflika dispose de tous les pouvoirs, depuis l’actualisation de la
Constitution, mais les premiers scandales, autoroute Est-Ouest, Sonatrach I, provoquent un remaniement qui fissure la garde rapprochée du président. Jusqu’alors le président choisissait ses plus
proches collaborateurs en s’inspirant de Kafka (Le Château) : «Tu n’es pas du château, tu n’es pas du village. Tu n’es rien.» Le château se vide, le village de plus en plus fantôme. Crépuscule
des dieux ? Pourtant, Bouteflika, avec les soubresauts du printemps arabe, est devenu dans la tourmente régionale, un facteur de stabilité au point où la réflexion pour un quatrième mandat paraît
comme une fatalité. La transition devient permanente comme la révolution théorisée par Karl Marx : elle ne doit pas s’arrêter tant qu’elle n’atteint pas tous ses objectifs. Dans les deux cas, le
but est identique : contrôle absolu sur le pouvoir.
La Constitution même complaisamment modifiée règle un grand nombre de problèmes d’ordre institutionnel mais pas ceux liés à la santé. Mais, jusqu’à présent, à l’abri du printemps arabe, l’Algérie
se dresse comme un rocher sur lequel se briseront, peut-être, encore les islamistes et accessoirement les démocrates. Pourquoi ? Entre la démocratisation et la stabilité, Alger opte pour la
transition permanente. Soit un immobilisme aussi sophistiqué que le «moonwalking», ce mouvement de danse en pas glissé où l’artiste recule en donnant l’impression qu’il avance. Il est donc temps
de cesser de parler de transition et réfléchir en termes de rupture. Le poste n’est pas encore vacant mais la succession est inéluctable. Hormis les candidatures farfelues, les postulants les
plus plausibles gardent encore le silence. Peu à peu, le Premier ministre, pourtant affilié à aucun parti politique, se présente insidieusement comme le garant de la continuité, vocable synonyme
d’immobilisme. Abdelmalek Sellal en a les qualités requises. L’indépendance n’est pas la qualité susceptible de figurer en haut de la liste. Ministre de l’Hydraulique, il avait ouvert le robinet
des contrats fructueux. Le monde des affaires ne lui sera donc pas hostile. Pour le moment, il sillonne le pays et va à la rencontre des Algériens qu’il peut parfois séduire tant qu’il ne
s’exprime pas en arabe. Le Premier ministre ne tardera donc pas à montrer ses muscles, sans doute inspiré par la poignée de main (et pourquoi pas les idées) échangées avec Arnold
Schwarzenegger
Source Le Soir d’Algérie N. B. El.-M.
Le Pèlerin